Spécialiste du courtage et du transport de produits pétroliers, métaux et minerais, Trafigura est une des plus importantes sociétés de négoce au monde. Pour Redbridge, son responsable du Corporate Finance, Laurent Christophe, expose pourquoi et comment la politique financière du groupe innove en permanence. Au menu de l’entretien : borrowing bases, ABS, notation et avenir du trade finance.

– Pouvez-vous présenter brièvement votre organisation ?

– Trafigura est une société indépendante de négoce et de logistique de matières premières, spécialisée sur les produits pétroliers, les métaux et les minerais. Nous enlevons, stockons, mélangeons et livrons nos produits aux industries du monde entier. Si Trafigura avait son siège social en Suisse*, elle serait la troisième plus importante société suisse en termes de chiffre d’affaires, avec 130 milliards de dollars réalisés en 2017.

Au sein du groupe, la direction financière a pour mission de financer un bilan d’environ 50 milliards de dollars, composé d’actifs fixes (infrastructures, ports et terminaux de stockage situés dans des zones stratégiques), de créances à court terme liées aux activités de négoce (entre 30 et 60 jours pour les produits pétroliers et entre 60 et 90 jours pour les métaux) et de stocks. Pour alimenter en financements les équipes de trading, gérer les risques ou encore investir à plus long terme dans les infrastructures, la direction financière emploie 150 personnes dans le monde.

Notre objectif est de fournir un avantage concurrentiel à Trafigura à travers l’accès à des sources de capitaux diverses et variées. Chaque jour, nous travaillons à construire un modèle de financement résilient, capable de faire face à toutes circonstances commerciale, géopolitique et économique. La feuille de route des fondateurs de Trafigura est simple : n’avoir aucune tolérance pour le risque, identifier les risques et les systèmes pour les gérer. La fonction finance est vitale pour l’activité de notre société. Ce n’est pas une fonction reléguée au back office. Chez Trafigura, les équipes finances ont le dernier regard et peuvent exercer leur veto sur chaque opération de trading.

– Comment gérez-vous les relations bancaires ?

– Nous travaillons avec plus de 120 banques dans le monde et veillons à diversifier notre risque, dans un environnement marqué par le récent retrait de plusieurs établissements des activités de financement du négoce international. Nous recherchons la complémentarité entre nos différents partenaires bancaires. Notre pool se compose à la fois de banques globales, qui proposent une gamme élargie de services, et d’établissement de niches, capables de mieux comprendre les risques associés à une opération ou une zone géographique particulières.

Pour continuer à faire grandir notre activité de financement et allouer de manière plus fine notre business bancaire, Trafigura fait ce que beaucoup de banques font elles-mêmes et mesure la rentabilité de chaque relation. Parce qu’un dollar alloué n’a pas la même rentabilité selon le produit bancaire considéré, nous sommes entrés sur une logique d’évaluation de la relation bancaire fondée sur la rentabilité associée à chaque produit. Pour cela, nous avons fait appel aux spécialistes de Redbridge, qui ont développé un modèle servant de dénominateur commun pour évaluer l’ensemble de nos banques.

Au cours des dernières années, la relation banque-entreprise a évolué. Elle ne se fonde plus exclusivement sur des critères de rentabilité ou de risque crédit. La dimension compliance a pris une grande importance, avec le développement des exigences réglementaires de connaissance du client (KYC). Cette demande de transparence accrue nous a poussés à créer une équipe dédiée aux problématiques de KYC. Par exemple, nous  venons de finaliser une facilité de bancaire syndiquée auprès de 52 établissements, nous avons pu compter sur cette équipe pour fournir à nos partenaires tous les documents et les garanties en matière de traçabilité des flux, dont ils ont besoin pour s’engager avec nous. Cette transparence permet à Trafigura de travailler avec des établissements auxquels des négociants de taille plus modeste n’auraient peut-être pas forcément accès.

– Ce plaidoyer pour la transparence vaut-il également pour les relations investisseurs ?

– Absolument ! Trafigura émet régulièrement, mais pas fréquemment, sur le marché obligataire. Notre première émission remonte à 2010 sur un compartiment non listé de la Bourse de Francfort. Très vite, il est apparu indispensable d’avoir une politique transparente pour avoir accès à une plate-forme d’investisseurs mondiaux. Nous avons ainsi pu émettre en 2013 de la dette perpétuelle et accéder ainsi aux différents segments des marchés de capitaux que ce soit sous la forme de dette senior ou subordonnée et libellée en différentes devises.

Depuis 2013 Trafigura s’est engagé à publier ses états financiers. Le groupe a aussi rejoint l’initiative de place Extractive Industry Transparency Initiative (EITI) lancée par l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair, qui promeut la communication des paiements faits aux entités gouvernementales dans un but de prévention de la corruption. Notre politique de transparence nous permet de dialoguer tant avec les organisations non gouvernementales, que les gouvernements et les régulateurs qui façonnent le secteur du négoce de matières premières. Nous discutons ainsi avec les autorités de régulation bancaire pour que les spécificités de notre secteur soient mieux comprises. Revenir sur cette transparence n’est pas envisageable. Cela serait par ailleurs contre-productif. Il est bien plus souhaitable que le secteur du négoce des matières premières s’engage de lui-même activement sur le chemin d’une transparence accrue plutôt que de mener un combat d’arrière-garde sur ce terrain. Chez Trafigura, nous nous positionnions en premier de cordée dans cette ascension difficile. Laisser la main au régulateur risquerait de l’amener à dicter ses propres termes avec les conséquences que cela pourrait entrainer. Nous nous efforçons donc de faire avancer la problématique de la transparence afin d’éviter qu’une direction réglementaire néfaste soit prise par manque de compréhension ou par une perception erronée de nos activités.

– Comment Trafigura communique-t-il sur son profil de risque ?

– Avec les banques, nous dialoguons avec les équipes crédit des banques pour optimiser la notation interne de nos partenaires. Les spécialistes du financement du négoce ont de bons modèles de notation et nos banques principales nous situent dans la catégorie investment grade. En revanche, Trafigura n’a pas de notation publique. Nous ne recherchons pas à obtenir une notation publique car   les agences ont montré leurs limites concernant la compréhension intrinsèque de notre secteur comme révélé à travers certains exemples récents de changement de notation.  Nous ne souhaitons pas introduire de volatilité sur notre notation qui serait dangereuse pour une société comme la nôtre qui se finance principalement sur le marché bancaire et gère son bilan avec une perspective de long terme. A la différence des banques spécialisées dans le secteur des matières premières, les agences de notation n’ont pas développé de  modèle vraiment adapté à la nature auto-liquidative de notre bilan. En déduisant les stocks de notre dette et en opérant certains retraitements spécifiques, notre dette corporate est ramenée à 4 milliards de dollars. Aussi, nous aidons les investisseurs institutionnels à mieux comprendre la réalité du bilan d’un négociant en matières premières. Cela demande beaucoup de pédagogie et d’investissement en temps dans notre relation avec les investisseurs mais nous avons remarqué une nette amélioration de la compréhension de notre bilan au cours des dernières années.  C’est très encourageant.

– Comment votre stratégie financière a-t-elle évolué depuis la création du groupe ?

– Il y a vingt-cinq ans, les instruments de trade finance constituaient notre seule source de financement. Aujourd’hui, Trafigura dispose de 51 milliards de dollars de financements, dont 38 milliards d’instrument de trade finance et assimilés. Notre politique financière cherche à adosser la duration de nos engagements financiers avec celle des actifs (court ou long terme) qu’ils financent. Nos facilités bancaires syndiquées (RCFs) ont une maturité maximale de trois ans, parce que le traitement prudentiel imposé aux banques au-delà de cette maturité rendent les marges peu attractives et la liquidité bancaire y est peu abondante. C’est pourquoi nous avons investi le marché obligataire, qui représente 7 % de nos financements et sert à financer notre portefeuille d’actifs à long terme, principalement composé de biens industriels et d’infrastructure.

En 2004, le groupe a lancé un programme de titrisation de créances commerciales qui n’a à ce jour jamais enregistré un défaut ni une perte. Dans le contexte de Bâle III, les instruments de trade finance restent un produit attractif pour les banques.

Pour continuer à accéder à la liquidité nécessaire au développement de nos activités, nous réfléchissons à de nouveaux produits. Nos borrowing bases ont permis de démultiplier notre accès au financement. Fondée sur le principe d’une syndication de lignes bilatérales sécurisées, elles permettent de faire participer au financement de nos activités de négoce des banques qui n’ont pas nécessairement les ressources opérationnelles pour traiter des opérations de trade finance ou prendre le risque sur certaines opérations. Grâce à cet écrin, nous avons ouvert, la participation au financement de nos activités de négoce à tout partenaire bancaire quel que soit sa taille ou son expertise dans le secteur des matières premières.

Nos borrowing bases ont été développées pour nos activités de négoce de métaux et pétrole. La formule a cependant moins le vent en poupe actuellement, du fait d’une pression réglementaire croissante des banques sur les prises de sûretés. Les dispositions de Bâle IV exigeront une sûreté pure et parfaite pour optimiser le capital réglementaire. Dans le même temps, les agents font face à une responsabilité accrue concernant les KYC et les diverses obligations réglementaires.

– Quelles conclusions tirez-vous de cette évolution réglementaire ?

– Nous devons être une force de proposition et d’innovation dans le domaine des financements. C’est vital pour continuer à conserver notre place de leader dans notre secteur. Nous avons donc développé divers outils sur mesure d’accès au marché des ABS afin de permettre une diversification de nos sources de financement et nous protéger contre un tarissement de nos lignes bancaires. Notre ambition est aujourd’hui de financer une partie de stocks sans recours sur Trafigura, ceci par le biais d’une entité dédiée construite pour survivre à l’éventuelle faillite de notre groupe. Les questions qui se posent pour répondre à cette approche sont protéiformes et incluent notamment la gestion des risques de prix, de liquidité et opérationnels en cas de défaillance de Trafigura.

Nous avons donc développé un produit qui fait la synthèse entre le monde du trade finance et celui du fixed income, car la liquidité y est plus abondante. Il nous a fallu plus de deux ans pour concevoir la solution et trouver les banques décidées à nous accompagner sur ce nouveau produit. Nous avons été confrontés à l’origine à beaucoup de scepticisme de la part des banques, avant de trouver six partenaires qui nous ont apporté 500 millions de dollars sur cette titrisation de stocks. Tout le monde n’a pas la patience ni l’énergie pour ce cheminement long et complexe. Notre objectif de moyen terme est  d’obtenir une notation pour cette plateforme, en harmonie avec les nouvelles normes réglementaires et le proposer ensuite aux investisseurs ABS. Toute comme pour notre programme existant de titrisation de créances commerciales, obtenir une notation élevée (de l’ordre de « A ») pour cette plateforme de titrisation d’inventaires nous permettrait de bénéficier d’un cout de financement très attractif et d’un accès démultiplié aux investisseurs institutionnels spécialisés. Mais le chemin est encore long pour convaincre les agences de faire évoluer leur approche et ne pas nous glisser dans une cote mal taillée. Nous avons néanmoins démontré notre patience et sommes pleinement conscients des défis à relever.

– Quelles sont vos réflexions sur l’avenir du trade finance ?

– Les financements transactionnels demandent beaucoup d’interventions manuelles. Les banques ont investi dans la digitalisation mais pas encore de manière significative sur ce type de produit. Il y a bien quelques exemples de développement en cours mais ils sont encore à l’état d’ébauche ou de pilote. Or, nous pensons qu’il y a d’énormes gains de productivité à retirer d’un produit qui améliorerait notre profil de risque opérationnel en traçant et en sécurisant les flux pour, par exemple, qu’une goutte de pétrole iranien ne vienne pas à contaminer une cuve à Dubaï. Trafigura mène un pilote avec IBM et Natixis aux Etats-Unis pour un mapping du blockchain sur des petites opérations. A moyen terme, la difficulté est de réunir autour de la même table tous les acteurs du secteur, que ce soit les banques mais aussi nos concurrents, afin de trouver qui va financer les coûts de développement et en distribuer les bénéfices.

Au-delà de cette initiative, nos investissements en technologie représentent 20 % de nos frais de fonctionnement. Trafigura a par ailleurs mis en place une cellule, le Strategic Research Group, chargée d’identifier les tendances qui seront disruptives pour notre secteur. Nous avons lancé un fonds de capital développement qui a pour mission de financer, en partenariat avec les universités de Cambridge, MIT et Stanford, des projets dans de nouvelles technologies identifiées pour leur pouvoir de déstabilisation sur notre secteur. Le succès d’une société de trading vient de sa capacité à se réinventer en permanence et d’envisager l’inimaginable.

Propos recueillis par Emmanuel Léchère

* Le siege social de Trafigura est établi à Singapour. Le centre décisionnel pour les activités Européennes voire certaines fonctions mondiales sont basées à Genève en Suisse.


Lisez notre nouvelle étude, pour en savoir plus.

Sociétés de négoce : perspectives financières

Les sociétés de négoce international font face à de nombreux risques qui peuvent ébranler des années de développement patient.

Compte tenu des nombreux défis auxquels les sociétés de négoce sont aujourd’hui confrontées, l’équipe de Redbridge a jugé utile de partager avec les responsables financiers ses réflexions sur un large éventail de sujets tels que les relations bancaires, l’optimisation de la trésorerie et les évolutions des modes de financement du secteur.

Au sommaire de cette nouvelle publication (en anglais) :

  • Les sociétés de négoce et les banques : qui a peur de qui ?
  • Qu’est-ce qui motive l’appétit des banques à financer les activités de négoce ?
  • Pourquoi les borrowing bases ont-elles de l’avenir ?
  • Les fonds de trade finance sont-ils une source de financement alternative intéressante ?
  • Comment disposer d’une vision consolidée sur chaque opération de trading en temps réel ?

Ainsi que le point de vue des responsables financiers de :

  • Trafigura
  • Louis Dreyfus
  • Alvean

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