Dans une prise de position reflétant l’opinion du groupe Redbridge sur les financements durables, Muriel Nahmias, Managing Director – conseil en dette, analyse les conséquences d’une disparition prévisible des bonifications couramment accordées dans le cadre des financements ESG.

Pour une entreprise en quête de liquidités, intégrer la dimension ESG à la stratégie financière est devenu clé. Aujourd’hui, plus de 30 % des volumes de crédits syndiqués en Europe et près de 40 % des placements privés (EuroPP notamment) intègrent des objectifs sur des critères de cette nature (source : Redbridge). Sur le marché obligataire public en euro, 26 % des montants levés l’an dernier par l’ensemble des émetteurs non souverains l’ont par ailleurs été sous la forme d’obligations green, social, sustainable ou sustainability-linked, vs. 17 % en 2020 (sources : Bloomberg, Natixis).

Les financements durables vont continuer à croître jusqu’à devenir la nouvelle norme, et ce dans un avenir proche. Du côté de l’offre, les banques répètent à l’envi leur intention de réserver leurs ressources bilancielles à leurs clients engagés dans une démarche RSE, tandis qu’une proportion toujours plus importante de la collecte des sociétés de gestion s’oriente vers des fonds labellisés ISR ou équivalents (plus de 60 % en 2021 en Europe, selon Harvest).

Du côté de la demande, le « verdissement » des passifs est également devenu la priorité de nombreuses directions financières. En septembre dernier, Redbridge a interrogé des corporates européens et américains sur ce thème : 61 % d’entre eux avaient déjà émis des financements ESG, ou envisageaient de le faire dans les 18 prochains mois. Sur un horizon de 5 ans, 41 % prévoyaient même que plus de la moitié de leurs ressources de financement proviendraient d’instruments intégrant une dimension durable.

Des structures hétérogènes

Depuis quatre ans environ, cette tendance à la finance durable fait la part belle aux financements sustainability-linked, tant sur la partie bancaire (sustainability-linked loans) qu’obligataire (sustainability-linked bonds). De type general corporate purpose, ces produits visent à encourager l’emprunteur à amplifier sa démarche RSE, via l’intégration dans la documentation financière de quelques objectifs environnementaux, sociaux ou de gouvernance (en général deux ou trois). En fonction de l’atteinte, ou non, de ces derniers, l’émetteur peut alors voir sa marge de crédit fluctuer de quelques points de base, soit à la hausse (malus), soit à la baisse (bonus).

Sur ce plan, la structuration varie d’une opération à l’autre. Notre récent sondage a ainsi montré que les deux tiers des sustainability-linked loans souscrits par les corporates sondés incorporaient un mécanisme de bonus/malus, et un tiers un mécanisme de malus uniquement. S’agissant des sustainability-linked bonds, ce rapport était de 75 % / 25 %. En ce qui concerne, enfin, le niveau du bonus/malus, il s’établit en règle générale à +/- 5 points de base pour les prêts bancaires et les lignes RCF, et à entre +/- 5 pbs et +/- 10 pbs voire davantage pour les instruments obligataires.

Une approche vertueuse mais perfectible

Conçu pour être vertueux, le mécanisme de bonus/malus mérite d’être amélioré pour atteindre une plus grande matérialité.

Premièrement, la raison d’être d’un financement ESG est d’inciter une entreprise à s’investir davantage sur un plan responsable et/ou durable. De l’ordre de 5 pbs en moyenne dans les financements bancaires, le bonus est toutefois beaucoup trop faible pour constituer une véritable incitation. En cela, les financements durables servent plus à conforter une stratégie RSE déjà en place qu’à donner un coup d’accélérateur dans ce domaine.

Deuxièmement, les banques aiment à présenter ce bonus comme une manière de récompenser leurs clients pour leurs efforts en faveur de problématiques majeures, telles que la transition énergétique et l’inclusion sociale. Or, pour rappel, l’objet du spread dans un financement est de rémunérer le prêteur pour le risque de défaut de l’emprunteur. Dès lors, le bonus a tendance à fausser le pricing et le benchmarking. Le mécanisme opacifie encore un peu plus le marché bancaire, dans la mesure où les prêteurs intègrent ce futur potentiel bonus dans leur pricing initial. Les opérations étant différentes, il devient difficile de distinguer le prix du risque de crédit. Idem pour l’EuroPP.

Ajouté à cela le fait qu’il nous semble surprenant de gratifier une entreprise au motif qu’elle tient ses engagements, prenons le pari aujourd’hui qu’à brève échéance, le système de bonus s’effacera naturellement au fur et à mesure que l’ESG deviendra la norme, pour ne laisser place qu’à un malus.

A qui profite le crime ?

Dans un mécanisme où l’emprunteur qui échoue à atteindre ses objectifs RSE est sanctionné d’une marge additionnelle, la question de l’allocation du malus revêt un caractère central. Actuellement, le malus revient au prêteur dans la quasi-totalité des opérations. Les banques estiment cette situation légitime et la revendiquent même volontiers ! Par exemple, ING explicitait récemment sa position en ces termes : « Dans la mesure où une stratégie ESG crédible s’aligne de plus en plus avec le risque de crédit, les bonifications et les primes font partie du modèle économique d’une banque et nous serions réticents à ce qu’elles soient reversées à une association caritative. »*

Notre analyse du sujet est complètement inverse. Compte tenu de la philosophie des financements durables et des coûts onéreux qu’engendrent les mises aux normes ESG, le non-respect des objectifs ne devrait pas pouvoir être exploité par les établissements prêteurs, sans visibilité pour les emprunteurs. Le mécanisme doit flécher le malus vers des projets précis relatifs à la transition énergétique ou à impact social.

Nos conseils aux corporates

    1. Être moteur dans la structuration du financement
      Malgré l’existence de lignes directrices (Principles) érigées par des organisations internationales comme l’International Capital Market Association ou la Loan Market Association, les pratiques afférentes à la mise en place d’un sustainability-linked loan demeurent disparates d’un prêteur à l’autre. Alors que les banques cherchent à imposer leurs propres standards, il est essentiel de garder la main sur le processus de structuration du financement (nature des critères retenus, trajectoire des objectifs…) afin que celui-ci tienne compte de l’ADN, du business model et de la stratégie RSE du corporate. La meilleure approche pour y parvenir consiste à s’entourer d’un ou deux prêteurs qui partagent ses convictions, de sorte à ce qu’ils puissent ensuite convaincre les autres partenaires du syndicat.
    2. Négocier un crédit au juste prix
      A défaut d’échapper à l’insertion d’un mécanisme de bonus, l’emprunteur devra s’assurer que les conditions financières qui lui sont proposées ne sont pas artificiellement gonflées par des banques soucieuses de couvrir le coût potentiel lié au décaissement ultérieur du bonus.
    3. Instaurer une grille de malus progressif
      Que l’émetteur échoue de peu ou très largement à atteindre ses objectifs, sa sanction sera identique, le malus s’appliquant de manière uniforme. Afin de mieux le responsabiliser, et dans un souci d’être justement en ligne avec les « Principes », on pourrait envisager l’instauration de différents seuils de malus.
    4. Conditionner l’emploi du malus
      Nous recommandons enfin et surtout aux corporates d’inclure dans la documentation du financement un système de fléchage des fonds correspondant à l’éventuel surcroît de marge ou de coupon. Ainsi, cette enveloppe de malus ne pourrait servir qu’à financer des projets contribuant à compenser tout ou partie des conséquences relatives à la non-atteinte des objectifs définis lors de la mise en place du sustainability-linked loan ou bond.

* lire ING – The credibility of the SLL and SLB markets

Recevez nos publications

Select your location