Fin avril, le groupe de télécommunications néerlandais Veon, coté sur Euronext Amsterdam, annonçait à ses investisseurs « un changement dans sa structure de capital », comprenant notamment le transfert à sa filiale russe d’un contrat de prêt souscrit auprès de Sberbank. Cette transparence n’est pas la règle et peu de corporates ont à ce jour communiqué sur leurs financements apportés par des établissements de crédits russes.

Le sujet est délicat à l’heure où les divers trains de sanctions adoptés par la communauté internationale à l’encontre de la Russie ont entraîné l’exclusion du réseau Swift de tout ou partie des établissements bancaires du pays, et contraint dans le même temps les entreprises à ne plus effectuer de transactions financières avec des banques russes. La présence de ces dernières dans un pool bancaire, et tout particulièrement dans des lignes de financement syndiquées, constitue un véritable casse-tête pour de nombreuses directions financières. Selon Bloomberg, l’encours de dette souscrite par les entreprises non-russes auprès de prêteurs bancaires russes avoisinerait 22 milliards de dollars. Les principaux bénéficiaires sont originaires d’Europe, où l’activité des banques russes auprès des acteurs du négoce de matière première est notoire.

Union européenne, Royaume-Uni, Etats-Unis : trois cadres de sanctions qui diffèrent

A la demande des établissements prêteurs, les clauses dites « Sanctions » des conventions de crédit existantes (disposant que l’emprunteur s’engage à respecter la réglementation internationale, et notamment les sanctions et embargos qu’un Etat peut décréter vis-à-vis d’un autre pays et de ses ressortissants) ont été durcies depuis plusieurs années déjà. Il est d’usage que le champ d’application de ces clauses soit le plus large possible, et couvre notamment trois principales juridictions : l’Union européenne (UE), le Royaume-Uni, et les Etats-Unis. Dans le cas présent, cette situation est source de complexité pour les groupes exposés à des banques russes dans la mesure où le cadre de sanctions arrêté varie d’une zone à l’autre ! Outre-Manche, les mesures de coercition frappent en effet l’ensemble des établissements russes et interdisent tout transfert d’argent à destination de l’un d’entre eux, tandis que les Etats-Unis et l’UE ont jusqu’à présent exclu certains grands groupes bancaires russes du champ d’application de leurs sanctions. Autre différence majeure, les dates d’entrée en vigueur effectives de ces restrictions ne sont pas identiques, selon le type de transaction et l’entité sanctionnée.

Un inconfort juridique

La cohabitation au sein des conventions de crédit de cette clause relative au respect des réglementations internationales et de celles obligeant l’emprunteur vis-à-vis de ses prêteurs (et en premier lieu à payer les intérêts dus et rembourser le capital emprunté), y compris russes, induit mécaniquement une forme d’inconfort juridique pour les directions financières. Cette insécurité tend par ailleurs à être exacerbée par l’hétérogénéité des sanctions décidées par les Etats.

Dans ce contexte, la priorité pour les trésoriers et directeurs financiers consiste à identifier les juridictions auxquelles l’entreprise est assujettie selon l’implantation de ses établissements et activités, et des nationalités des divers membres de l’équipe dirigeante. Mais ce n’est pas tout. La situation se complexifie pour les crédits syndiqués dans lesquels un autre type d’acteur est particulièrement exposé à ces risques de conformité : les « agents de la facilité ». Ces derniers sont chargés d’animer la gestion administrative d’un crédit syndiqué et notamment de transférer les intérêts et remboursements de principal venant des emprunteurs à chaque banque du pool.

En cas de banque russe dans un pool, c’est l’« agent de la facilité » qui procédera in fine au transfert des fonds reçus de l’emprunteur vers celle-ci. Les agents étant généralement des établissements bancaires internationaux, aucun ne prendra donc le risque de contrevenir aux sanctions internationales– tous ont encore en mémoire les amendes (stratosphériques) que les banques européennes ont dû payer outre-Atlantique pour des violations d’embargos dans un passé récent.

Cette due diligence effectuée, reste ensuite aux emprunteurs et aux agents des facilités à se mettre en conformité. Pour y parvenir, nous avons identifié quatre voies.

Première solution : exercer la « clause d’illégalité »

D’abord, les conventions de crédit standard contiennent une clause dite d’illégalité (illegality clause). Elle prévoit notamment qu’une banque dont la présence dans un crédit syndiqué deviendrait illégale du fait d’un changement de réglementation puisse demander à l’emprunteur le remboursement par anticipation du montant qui lui est dû, de manière à ce qu’elle puisse se retirer du syndicat. L’exercice de cette clause étant à la main du prêteur, il convient pour le corporate concerné qui ne l’aurait pas déjà fait – et dont la banque russe ne l’a pas encore approché – d’initier sans tarder des discussions avec son partenaire en vue de l’actionner.

Mais cette option ne constitue pas forcément la panacée. D’abord, elle implique que l’emprunteur dispose des fonds nécessaires au remboursement de l’intégralité de la créance. En outre, pour ne pas enfreindre la réglementation internationale, le versement doit impérativement intervenir avant la fin de la période de transition fixée par les réglementations internationales, ce qui implique d’agir vite et concerne également l’agent de la facilité dont la responsabilité est engagée. Enfin, la possibilité d’activer la clause d’illégalité divise les juristes : s’il est clair que les sanctions empêchent d’opérer des transferts d’argent à destination d’un établissement russe, ils sont moins unanimes pour conclure que la présence d’une banque de cette nationalité dans un syndicat soit, en tant que telle, illégale, qui est la condition à l’activation de la clause d’illégalité par la banque. A ce stade, ce débat n’est pas tranché.

Autres alternatives : l’accord des autres banques, le transfert de la participation à une autre banque, ou l’ouverture d’un compte-séquestre

A défaut de pouvoir recourir à cette clause d’illégalité, un emprunteur dispose de deux autres portes de sortie éventuelles. La première consiste à exercer l’option de remboursement par anticipation de sa ligne prévue dans la documentation du financement. Toutefois, cette solution présente aussi des limites. Dans ce cas de figure, les conventions de crédit prévoient en effet que l’ensemble des prêteurs doivent bénéficier du même traitement. En conséquence, une entreprise qui souhaiterait solder sa dette auprès de membres russes du syndicat n’a pas d’autre choix que de rembourser également les autres banques. Seul moyen d’y échapper : demander l’accord de chaque prêteur, ce qui prend du temps. Or, là aussi, le remboursement de la banque russe devra être bouclé avant la fin de la période de transition.

En cas d’impossibilité, une seconde alternative existe. Il s’agit de trouver un prêteur en capacité de racheter la participation de la banque russe concernée. Si une telle option permet à l’emprunteur de ne pas tirer sur sa liquidité pour sortir la banque russe et n’expose pas l’agent de la facilité, le défi reste de trouver une banque (un prêteur existant ou tiers) capable – et ayant l’appétit – d’obtenir un accord crédit pour prendre la place de la banque russe dans les délais impartis.

Enfin, si les alternatives précédentes ne peuvent être mises en œuvre, une solution transitoire est généralement recommandée par les avocats. D’un commun accord avec la banque russe et l’agent de la facilité, ou a minima avec ce dernier si la première refuse, elle repose sur l’ouverture d’un compte-séquestre, sur lequel seront versés les produits correspondants aux paiements des intérêts et au remboursement de la créance détenue par le prêteur visé par les sanctions. En cas de contentieux, ce modus operandi permettrait à l’emprunteur de démontrer sa bonne foi et montrer qu’il n’est pas en défaut de ses obligations vis-à-vis de ses banques.

De la nécessité de diversifier son pool bancaire

Les trésoriers et directeurs financiers en relation commerciale avec des banques russes l’auront compris : pour ne pas risquer de tomber sous le coup de sanctions internationales, il est urgent de régler la situation des lignes de financement existantes et d’anticiper un potentiel durcissement des sanctions, et notamment un élargissement de la liste des établissements russes concernés. Surtout, les effets collatéraux de l’invasion russe en Ukraine viennent rappeler à quel point il est important – si ce n’est vital – pour une entreprise de diversifier son pool bancaire, tant dans le nombre d’établissements qu’en variant leurs nationalités. Un conseil qui prévaut tout particulièrement pour les groupes opérant dans des pays pouvant être ciblés par les sanctions internationales, mais aussi plus largement pour ceux dont les activités pourraient ne plus correspondre, à terme, aux politiques crédit de certains de leurs partenaires bancaires, sur la base de critères sectoriels ou ESG par exemple.

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