Les agences de notation de crédit ne réagissent pas de la même façon à la crise. L’analyse (*) des actions de notation entreprises par les trois principales agences depuis fin février révèle que Standard & Poor’s (S&P) est plus prompt à réviser à la baisse son jugement que ses homologues Moody’s et Fitch – ENQUÊTE

En l’espace d’un mois, S&P a passé en revue près de 20% de son portefeuille d’entreprises dans les principaux pays européens et aux Etats-Unis. Dans le cadre de cet exercice, l’agence a dans 7 % des cas abaissé la notation de crédit avec perspectives négatives et dans 8 % des cas placé l’émetteur sous surveillance négative ou abaissé ses perspectives. C’est un total d’environ 15% d’actions négatives sur son portefeuille revu. En comparaison, Moody’s et Fitch ont publié trois fois moins d’actions négatives et deux fois moins dégradations, sur un périmètre sensiblement identique.

 

Agir dans l’urgence

Les agences de notations ne souhaitent pas reproduire leurs erreurs de la crise financière de 2007. Trop lentes à identifier la montée des risques sur les marchés de titrisation, elles étaient intervenues tardivement en distribuant des dégradations de plusieurs crans par nuées, ce qui avait plongé le système financier dans une profonde détresse. Critiquées pour leur action jugée déstabilisatrice, elles furent alors régulées, notamment en Europe.

Dans notre contexte actuel de choc macroéconomique d’ampleur inédite, la rapidité avec laquelle agit S&P pose néanmoins question. Dans le cadre de ses missions auprès des directions financières, l’équipe conseil en dette de Redbridge remarque que, dans son empressement à agir, l’agence S&P a organisé un nombre important de comités de notation pour rééxaminer la situation, tout en reconnaissant que la plupart des entreprises n’auront pas le temps de finaliser leur propre analyse de la situation et leur fournir des éléments précis sur l’impact à court/moyen terme de la crise du coronavirus sur l’activité et la position de liquidité. Alors que d’autres agences comme Moody’s et Fitch semblent plus prudentes dans leur analyse et essayent tout d’abord d’affiner leurs vues sur les impacts sectoriels de la crise, S&P a pris la décision de statuer de façon très rapide sur les ratings spécifiques de nombreux émetteurs dans de nombreux secteurs.

A moins que S&P en sache beaucoup plus que le reste du marché, cette décision nous semble prématurée car la situation évolue de jour en jour et il y a un nombre importants d’éléments à prendre en compte pour se faire une opinion précise de la situation.

 

Une analyse crédit complexe à mener

Même si pour certains émetteurs très exposés à la crise et contraints financièrement, il semble possible de conclure rapidement sur l’évolution certaine du risque de crédit ; des paramètres exogènes multiples seront déterminants pour la sortie de crise et l’avenir de nombreuses entreprises : possibilité de recourir au chômage partiel pour l’entreprise, plan de sauvetage de l’économie visant à stimuler la consommation en sortie de crise, actions des banques centrales destinées à fournir aux entreprises toute la liquidité nécessaire, actions concertées des pays producteurs de pétrole destinée à ramener le calme sur les marchés, nationalisation d’entreprises ou rachat par des fonds de protection, intervention des actionnaires pour réinjecter du capital dans des sociétés en détresse…

Face à cette complexité, il est légitime de s’interroger sur la valeur de jugements prononcés à la hâte par les agences. Qu’apportent-ils de plus aux investisseurs qu’ils ne savaient déjà ? Que l’industrie hôtelière et les compagnies aériennes seront les secteurs les plus durablement touchés par la crise sanitaire ? Ce fait nous semble plutôt bien intégré par les marchés.

 

Effets de seuil préjudiciables

En revanche, une action de notation trop hâtive ou mal motivée à des conséquences dommageables sur la liquidité de l’entreprise. Il y a des effets de seuils préjudiciables tout au long de l’échelle de notation. Pour les émetteurs la plus solides, perdre sa notation court terme A2/P2 se traduira par plus de difficultés à se financer sur les marchés de la dette (obligatataires, commercial paper) dans la mesure où ses titres ne seront plus éligibles au programme de rachat de la BCE. Passer en dessous de la notation à long terme BBB- provoque l’éviction des portefeuilles des fonds obligataires défensifs et des assureurs-vie. Enfin, perdre une notation B- signifie une sortie des conduits de CDO/CLO et place la dette de l’émetteurs aux mains de fonds dits vautours.

 

La cadre des rachats de l’Eurosystème lié aux agences

En conservant à l’esprit les conséquences potentiellement dommageables de l’action des agences sur la liquidité des entreprises, il convient de s’interroger sur la pertinence du référentiel pris en compte par l’Eurosystème pour déterminer les titres éligibles à son programme de rachat. Plutôt que de largement déléguer son analyse crédit à quatre agences, notre banquier central ne serait-il pas bien inspiré, en cette situation exceptionnelle, de prendre pour référence les notations des entreprises attribuées par les banques centrales nationales ? Le référentiel FIBEN établi par la Banque de France sert bien de référence pour les banques lorsqu’elle se présentent au guichet des liquidités de la banque centrale, pourquoi ne pourrait-il pas servir directement aux émetteurs ?

 

Directions financières – Que faut-il faire dans ce contexte ?

Comment doit réagir la direction financière une fois qu’elle a été contactée par son agence de notation ?  La situation est délicate. Donner trop d’informations trop tôt, sans avoir détaillé les réponses qui seront apportées par la direction générale / les autorités pour répondre à la situation, pourrait conduire à une dégradation prématurée de la note de crédit. Dans le même temps, ne pas répondre aux sollicitations conduirait sans doute au même type de résultat.

Dans ce contexte, il est essentiel pour la direction financière de jouer la transparence sur la batterie de mesures prises par le management pour répondre à la crise de manière à éviter une décision potentiellement dommageable sur l’accès aux financements de l’entreprise, tout en ne se faisant pas dicter le timing de la communication financière par les agences.

Notre conseil le plus avisé dans cette situation est de travailler ses prévisions de trésorerie dans des scénarios de crise central et dégradés, mais de ne communiquer aux agences ce type d’informations qu’une fois validées définitivement par le senior management.

Pour les émetteurs de titres de dette de marché non notés les plus solides, il pourrait par contre être pragmatique d’envisager l’obtention d’une notation pour préserver leur accès au marché ; ce qui a été d’ailleurs identifié par les équipes commerciales de certaines agences…

 

Périmètre de l’étude : Analyse des actions de notation basée sur les portefeuilles de 2 610 entreprises (S&P – Capital IQ) et de 1 935 entreprises (Moody’s) respectivement basées en France, en Italie, au Luxembourg, en Suisse, au Royaume-Uni et aux États-Unis, tous secteurs confondus, entre le 21 février 2020 et le 25 mars 2020. L’analyse des actions de notation de Fitch Ratings est basée sur des données publiées par l’agence le 27 mars 2020 et portant sur un portefeuille de 1 171 entreprises basées en EMEA, aux États-Unis et au Canada.

(*) Negative Rating Action : inclut le changement de perspective en négatif et la mise sous surveillance négative

 

Recevez nos publications

Select your location