Les récents cas de fraude et de pertes très médiatisés de sociétés de négoce situées en Europe et en Asie laisseront une trace profonde. Les banques traditionnellement habituées à financer le négoce international révisent leur stratégie, allant jusqu’à stopper net la couverture de ce secteur. Mais pour Mihai Andreoiu, senior director chez Redbridge, cette crise pourrait bien être salutaire.

 

Les récents cas de fraude et de pertes très médiatisés de sociétés de négoce situées en Europe et en Asie  (par exemple Hin Leong, Agritrade, Phoenix, Hontop Energy et Zenrock) laisseront une trace profonde dans le secteur. Les banques traditionnellement habituées à financer le négoce international (HSBC, ABN AMRO, Société Générale, Natixis, CACIB, BNP Paribas, ING, MUFG, etc.) ont été lourdement impactées. Pour certaines, les pertes potentielles ont largement dépassé la barre des 100 millions. Conséquence directe, plusieurs grandes banques ont décidé de cesser complètement leur couverture de ce secteur, d’autres ont stoppé leurs activités dans certaines zones géographiques et/ou ont laissé partir leurs équipes. Par ailleurs, le courant de nouvelles affaires est gelée et la plupart des établissements préparent un examen approfondi du soutien apporté à chaque client du secteur.

La dernière fois que le financement du négoce international a connu pareilles turbulences, c’était après les affaires de fraude de Qingdao, mais il semble que cette fois, les pertes globales soient plus importantes, de l’ordre de 1 à 2 milliards de dollars au global.

Plusieurs voix s’alarment en réclamant la fin du financement du commerce des matières premières, et les départements des risques recalculent en toute hâte leur exposition au secteur.

Pour plusieurs raisons, ce n’est certainement pas la fin du financement du commerce des matières premières. La situation n’est peut-être pas aussi mauvaise !

 

  • Le long terme

Les banques ont souvent adopté des approches différentes du secteur. Les meilleures ont toujours suivi une vision globale en développant des modèles de risque spécifiques, des départements de gestion des risques dédiés, des bureaux de négociation de matières premières spécialisés et des systèmes de surveillance des transactions et des garanties. Certaines ont même estimé que les pertes occasionnelles font partie du coût de ces activités. D’autres ont au contraire une approche plus opportuniste, estimant qu’ils peuvent facilement reproduire le succès des leaders établis de longue date et miser sur le déficit de financement du commerce fréquemment mentionné (remarque : selon les chiffres publiés par la Banque asiatique de développement, le déficit de financement du commerce mondial est d’environ 1 500 milliards de dollars). L’approche du financement transactionnel (par laquelle une banque prête contre des matières premières ou des créances liées à des transactions individuelles) semble simple à mettre en oeuvre : une vérification préalable de quelques documents transactionnels (souvent des copies) et tout va bien ! Trop souvent la banque n’a qu’une compréhension limitée de la tarification, de la couverture et des positions commerciales de son client. Elle n’a pas mené l’audit des risques qui s’impose, mais bénéficie en contrepartie de marges un peu plus élevées de la part de tous les négociants de taille moyenne !

En cas d’accident de la route, ceux qui ne portent pas de ceinture de sécurité ont tendance à souffrir davantage et certains peuvent ne plus jamais reprendre le volant. Il en va de même pour les banques, les mieux protégées souffriront moins et peuvent continuer à rouler. Je pense raisonnablement que la plupart des acteurs traditionnels du financement du commerce international continueront à soutenir le secteur et à mettre en œuvre les changements et les améliorations découlant des enseignements tirés.

  • Les équipes

Ceux qui ont « beaucoup de kilomètres au compteur » dans ce domaine savent que c’est une affaire de personnes. Autrement dit, c’est un business de spécialistes.

Ce que certaines banques n’ont pas compris, c’est la nécessité d’attirer, de former et de développer les ressources nécessaires, les professionnels hautement qualifiés qui savent comment gérer les risques du secteur et les atténuer de manière appropriée. Le super cycle continu des prix structurellement élevés des matières premières et les besoins élevés en fonds de roulement des négociants en matières premières ont entraîné une demande importante d’employés de banque, peut-être au-delà de ce que le système était en mesure de former raisonnablement. L’approche non spécialisée et les pratiques de recrutement / licenciement de certaines banques ont encore aggravé le problème. Il existe un lien entre l’incapacité de certaines banques à détecter les fraudes et les comportements frauduleux et le manque d’expertise requis de l’encadrement. Là encore, les banques qui disposent des meilleurs professionnels, en front office, en gestion des risques et au niveau de l’équipe de direction, survivront et gagneront sur le long terme.

  • Les marges

Des marges d’emprunt et un coût de la dette très faibles ont permis à un nombre limité de grandes sociétés négoce de développer leurs activités commerciales. Pour elles, es lignes de crédits non garanties à faible marge et les lignes transactionnelles à marge encore plus faible continuent d’être la norme.

Il est permis d’affirmer que le pouvoir de négociation et la main mise de ces grandes sociétés de négoce sur une majeure partie de l’activité ont laissé le reste des acteurs dans une situation plus délicate : réalisation de transactions plus risquées à marge plus élevée, amenant les banques à prêter à des coûts plus élevés à terme, ce qui entraîne de nouvelles transactions plus risquées pour couvrir un coût plus élevé de la dette… Il y a matière à réflexion.

Les banques du secteur doivent-elles également revoir leur modélisation des risques afin d’y intégrer les nouvelles pertes et les données connexes ? Absolument. En fin de compte, si une entreprise est plus risquée, les opérateurs historiques doivent en tenir compte et fixer le prix en conséquence. Quelle est la juste perte en cas de défaillance (LGD), la perte attendue (EL), et autres pour les financements transactionnels et les facilités de crédit renouvelables ? En outre, faut-il revoir les notations du risque d’entreprise / la probabilité de défaut ?

Une chose est certaine : plus le groupe de prêteurs actifs est petit et plus son appétit pour le risque est faible, moins il y a de pouvoir de négociation ; et cela est d’autant plus vrai que l’emprunteur est de petite taille. Cela se vérifie pour tous les produits, même les plus structurés. Attendez-vous à ce que les prix augmentent.

  • La pandémie

Anticipant les réticences des prêteurs, certains négociants ont proposé de manière proactive une augmentation des prix pour certaines de leurs transactions. C’est une bonne chose car cela ancre déjà la priorité à des niveaux spécifiques ; et il est assez probable que les banques l’auraient demandé de toute façon. La réalité des coûts plus élevés est donc déjà là et il est fort probable qu’elle restera.

  • Prix des matières premières

En avril, le prix à terme du pétrole brut WTI est devenu négatif (le 20 avril) et le prix du pétrole reste aujourd’hui très faible. Il y a encore 10 ans, le chef de table d’une des cinq plus grandes banques disait : « le monde est à court de pétrole à 80 dollars ». Des prix plus bas, et pas seulement pour le pétrole, signifient moins de financement pour les mêmes volumes. Cela peut être une bonne chose pour les banques qui essaient de limiter leur exposition, mais pas si bonne pour l’activité de trading. Les cas de fraude actuels peuvent à nouveau être une bénédiction déguisée pour certaines équipes de direction qui expliqueront que la baisse des revenus est simplement liée à une prise de risque moindre. Lorsque l’appétit est là et que les prix des matières premières augmentent, très peu de banquiers reconnaissent réellement l’impact positif sur le chiffre d’affaires. On peut raisonnablement s’attendre à ce qu’une fois la tourmente passée, les banques survivantes continuent à faire pression, comme c’est déjà le cas, sur leurs meilleurs clients.

  • Numérisation

Dans un article paru en début de l’année, au début de la pandémie, je faisais référence à l’accélération de la numérisation liée aux manques de capacité à traiter la documentation commerciale (financière) physique en raison des modèles actuels de travail à distance. Les cas de fraude actuels vont encore accélérer l’adoption de la technologie blockchain, ce qui rendra impossible le financement de fausses transactions ou le double financement. Il semble que le financement du commerce ait été victime de sa propre incapacité à progresser du point de vue technologique. Il appartient maintenant aux cadres supérieurs des banques et des commerçants d’accélérer l’adoption de cette technologie.

En conclusion, de nombreux défis et changements sont à venir pour les acteurs du négoce de matières premières, tant les prêteurs que les commerçants ; mais au-delà de toutes les mauvaises nouvelles, des pertes et des personnes qui perdent leur emploi, le secteur continuera à évoluer, à affiner ses pratiques et, espérons-le, à apprendre comment réduire davantage les risques ; et la technologie devrait être le principal catalyseur. Imaginez simplement tous les financements transactionnels sur la blockchain !

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